Si le Cognac fait partie des (très) grands spiritueux, j’avoue que cela me navre de voir comment certains responsables et marques ont réussi à “détruire” une image que plusieurs siècles avaient patiemment façonnée. Que faut-il penser en effet quand le Cognac est promu soit pratiquement comme une bouteille de parfums à offrir, soit comme un drink ou un simple alcool d’accompagnement, à boire à l’apéritif ? Vous imaginez un Pauillac servi avec de l’eau de Seltz, mode oblige ?
Ayant disparu et perdu son marché national que l’Armagnac et d’autres se sont empressés de conquérir, à force d’être surtout obnubilée par les marchés asiatiques qui boivent (c’est le mot qui convient) l’eau-de-vie charentaise (ou n’importe quel autre Brandy) comme une boisson de repas, la région tout entière est sur la bonne voie pour perdre son authenticité, son histoire, sa spécificité, et, bien plus grave, son art de vivre. C’est vrai qu’il n’est pas si facile, à une époque où les digestifs ont de plus en plus de mal à exister, de poursuivre une telle politique, mais de là à passer d’un extrême à l’autre, il y a une marge. Ce qui est sûr, c’est que les générations futures ne connaîtront plus le Cognac tel que nous l’aimons encore, si on parvient à le leur faire avaler en cocktail avec un jus de fruit. De l’art de rompre les maillons de l’Histoire…
Souvenez-vous, le sort de la région des Charentes est pourtant intimement lié au Cognac, depuis plus de quatre siècles. Il faut remonter au XVe siècle pour assister aux premières distillations, ce fut après bien des essais qu’on arriva à maîtriser l’utilisation de l’alambic. La légende prétend qu’un certain chevalier de la Croix Maron imagina de brûler à nouveau sa première distillation et qu’il en tira un alcool au goût tout à fait original. Une légende en vaut une autre.
Peut-être tout simplement l’origine vient-elle du fait que les vignerons charentais destinant leurs vins aux pays nordiques s’aperçurent que ceux-ci voyageaient mal, et songèrent à les distiller. L’histoire a ses raisons. La découverte de cette belle liqueur dorée dépassa largement leurs espérances et les ports de la côte virent arriver de nombreux navires britanniques, hollandais ou scandinaves qui venaient charger les fûts d’eaux-de-vie charentaises. La prospérité commençait.
Ce qui surprend le plus lorsqu’on accède par le nord dans ce terroir des Charentes, c’est l’omniprésence d’une lumière à la fois violente en intensité et douce en nuances : un ciel bleu pâle souvent moucheté d’une multitude de petits nuages blancs apporte une touche harmonieuse à ce paysage légèrement vallonné et toujours calme : une mosaïque complexe de tons pastel qu’aucun peintre n’a su reproduire. Le paysage de cette oasis de calme et de lumière s’est vu marqué par la main de l’homme des Charentes en une architecture qui se fond complètement dans un équilibre esthétique : la conception de ces églises romanes, de ces petites chapelles qui se détachent par leur stature et leur pureté au milieu de cette verdure, n’est pas, non plus, le fait du hasard. Pas plus que ces grandes fermes et ces vieilles maisons bourgeoises toutes refermées sur elles-mêmes sans autre ouverture sur l’extérieur qu’un majestueux portail en bois plein.
La région de Cognac se trouve dans une zone franche entre les frontières du climat septentrional et du climat méridional, un havre de paix dans ce conflit d’influences Nord-Sud, limité à l’ouest par l’océan Atlantique et à l’est par les anciens volcans du Massif central. Le vignoble des vins blancs agréés pour la distillation s’étend sur quelque 90 000 hectares situés sur les départements de la Charente et de la Charente-Maritime, auxquels s’ajoutent deux petites enclaves dans les Deux-Sèvres et la Dordogne. Un sol plus ou moins crayeux, plus ou moins bien drainé, produisant en moyenne près d’un milliard de litres de vin blanc de faible degré (8 à 9°) et de forte acidité.
Une hiérarchie de terroir s’est instaurée en plusieurs crus, du plus prestigieux au plus simple. C’est ainsi que, partant de la ville de Cognac, disposés d’une manière concentrique, s’étendent la Grande Champagne, la Petite Champagne, les Borderies, les Fins Bois, les Bons Bois, les Bois Ordinaires et les Bois à terroir. Comme tous les autres vignobles, celui de Cognac doit ses qualités à son terroir, à ses cépages (la Folle blanche, le Colombar et surtout le Saint-Emilion), à son climat spécifique, adouci par la proximité de l’océan, mais surtout à une savante préparation, un “secret” que chacun cultive, plus ou moins rigoureux selon le sérieux de la marque, tant pour l’élevage que pour les assemblages.
Le vigneron cultive une vigne plantée à 95% en Saint-Emilion des Charentes ou Ugni blanc. Il faut savoir que la région des charentes est la limite de culture de ce raisin située le plus au nord et que celui-ci n’arrive pratiquement jamais à maturité dans la région. Moins le raisin est mûr, plus le degré d’alcool du vin est faible, et plus il faut de vin pour obtenir une même quantité d’eau-de-vie. Le vigneron est à la fois maître de culture, vendangeur, vinificateur et distillateur. Quelque 30 000 viticulteurs vinifient donc leur vin après la vendange, et commencent (dès le 15 décembre de la même année) à distiller durant deux ou trois mois.
Le Cognac fait l’objet d’une distillation, c’est-à-dire d’une séparation. On chauffe le vin dans la chaudière à feu direct. En fonction des principes de physique, l’alcool bout, donc s’évapore, à une température plus basse que l’eau. Il reste à capter ces vapeurs au moyen du chapiteau, de les concentrer dans le col de cygne, et de les condenser dans le serpentin plongé dans un bac d’eau froide. Le vase en forme d’oignon au centre ne sert qu’à préchauffer le vin qui sera distillé dans la chauffe suivante. Deux distillations successives (une seule pour l’Armagnac) sont nécessaires pour obtenir une jeune eau-de-vie de Cognac.
Le vin blanc des Charentes se distille donc jeune, sur ses lies, sans être filtré ni soutiré. D’une première chauffe, on tire un premier distillat à 30° environ que l’on appelle le brouillis; il faudra une seconde chauffe pour obtenir une eau-de-vie jeune (titrant 70° environ). Chaque producteur apporte tout son savoir-faire dans cette distillation qui l’oblige souvent à rester des nuits entières à quelques mètres de son alambic : il coupera plus ou moins vite les têtes et les queues, gardera plus ou moins de cœur. Vous l’avez compris, pour faire une bonne eau-de-vie, il faut un bon vin, mais il faut surtout beaucoup d’expérience, de l’intuition et de la patience.
Au sortir de l’alambic, l’eau-de-vie est immédiatement logée dans des fûts de chêne de 250 à 350 litres. La taille du fût a son importance car il s’agit d’avoir le meilleur rapport entre le volume de liquide et la surface de bois intérieur du fût. L’âge du fût est aussi un choix déterminant : un fût neuf donnera plus de tannins plus rapidement, et vieillira donc plus vite une jeune eau-de-vie. par contre, si l’on recherche une eau-de-vie plus légère, on préférera des fûts de 5 à 6 ans, l’excès de tannin pouvant détruire toute subtilité et toute finesse. Pendant cette longue attente, la jeune eau-de-vie va gagner en maturité, s’affiner, s’arrondir. Au travers du bois qui exerce entre l’eau-de-vie et l’air ambiant un rôle de filtre, elle perdra un certain volume et un certain degré chaque année (c’est ce qu’on appelle la part des anges).
Selon l’humidité du chai de stockage, le vieillissement pourra être différent. Dans un grenier à foin, sous les toits, l’eau-de-vie perd davantage de volume que de degré tandis que, dans une cave humide des bords de la Charente, elle verra son degré chuter plus vite, tandis que la perte en volume sera moindre. L’idéal est de transporter les fûts du grenier à la cave, et de la cave au grenier, selon l’évolution du vieillissement. Dans une atmosphère trop humide, le moelleux deviendrait vite mollesse, et en atmosphère trop sèche, le fort degré pourrait rendre l’eau-de-vie trop dure. Suivant l’emplacement du vignoble, l’année, la vinification, la distillation, le logement en fût, le chai, la durée du vieillissement, on comprend qu’il existe pour chaque Cognac, pour chaque fût, une individualité telle que l’on ne trouvera jamais deux eaux-de-vie,identiques : c’est tout le problème posé aux maisons de négoce face à la commercialisation des qualités de Cognac.
La commercialisation du Cognac implique une régularité qualitative évidente, et cette exigence n’est réalisée que par un principe bien connu : celui des assemblages (ou coupes). On marie des eaux-de-vie complémentaires afin de réaliser un équilibre franc de goût, élégant, frais et moelleux.
Seules les maisons disposant d’un stock important et varié auront les qualités nécessaires à la réalisation de bonnes coupes, jouant plus facilement avec une gamme plus étendue de notes. Les gros négociants cognaçais ne possèdent pas (ou très peu) de vignes, ils achètent donc les jeunes eaux-de-vie dont ils ont besoin et les élèvent jusqu’à leur maturité afin de les commercialiser sous leur propre marque. Il est indispensable pour chaque maison de posséder cinq, six années de ventes en stock : les besoins en trésorerie de ces marchands sont faciles à imaginer et on comprend le contrôle des grandes maisons par de puissants groupes internationaux, ou par des organismes financiers. Chaque maison a donc ses critères de sélection des jeunes eaux-de-vie, chacune a ses règles de vieillissement et ses traditions d’assemblage…
C’est le maître de chai (ou le propriétaire) qui a la responsabilité de ses choix parmi les crus. Ajoutez à cela que, pour chaque cru, il existe des disparités : les collines très calcaires et les coteaux sont moins productifs, donc meilleurs, que les parties basses de haut rendement. De plus, s’il existe une hiérarchie des crus, et des disparités pour chacun, le maître de chai doit aussi tenir compte des bonnes années et des moins bonnes pour faire ses coupes.
Ici, les maîtres de chai se soucient donc beaucoup moins des millésimes, et attachent beaucoup plus d’importance à leurs coupes, et au vieillissement. On dit aussi qu’il n’y a plus de très mauvaises années, comme autrefois, grâce à une meilleure connaissance de l’exploitation de la vigne, ou que les rendements ne sont plus les mêmes. Enfin, on craint depuis quelques années la fameuse machine à vendanger qui remplace aujourd’hui les vendangeurs dans 60 à 80% du vignoble: des machines qui ramassent non seulement les raisins, mais les feuilles, et un grand nombre d’escargots (ces fameuses cagouilles des Charentes).
Après les vendanges d’octobre, la vinification s’effectue selon des procédés très traditionnels. Le jus de raisin est mis à fermenter puis le vin obtenu est ensuite distillé, souvent sur place ou chez un bouilleur voisin. La distillation s’effectue dans l’alambic charentais qui existait déjà au XVIe siècle et n’a pratiquement pas été modifié depuis. Deux chauffes sont faites dans une chaudière en forme de gros oignon qui fonctionne au feu de bois, surmontée d’un chapiteau, lui-même prolongé par un serpentin qui traverse un bassin réfrigérant appelé pipe. Le liquide porté à ébullition produit des vapeurs alcooliques qui se condensent au contact du froid et s’écoulent en eau-de-vie. Recueilli à l’issue de cette première chauffe, ce brouillis est repassé dans la chaudière pour une seconde distillation. Cette opération très délicate s’effectue en plusieurs étapes et réclame de la part du distillateur une très grande expérience : de sa réussite dépendent le bouquet de l’eau-de-vie et sa finesse. Ensuite, c’est la longue étape de l’élevage en fûts de chêne des forêts de Tronçais et du Limousin, durant des années (combien de temps, exactement ?).
Plus l’élevage est long, meilleur sera le Cognac, acquérant cette belle couleur ambrée (naturellement, sans adjonction de bois ou de caramel, s.v.p.) et cette saveur délicate. Chaque maison, en tout cas, celles qui en ont un, conserve un important stock de vieilles eaux-de-vie qui serviront à être assemblées avec des eaux-de-vie plus jeunes. La qualité de ces assemblages fait la différence entre une grande maison et une autre : ils sont la réelle garantie de la régularité qualitative de la marque.
Enfin, un Cognac digne de ce nom se sent au nez, dégage cette complexité aromatique qui lui est propre, et se déguste, s’il vous plaît, sans tenir compte du business, de la pub et de la mode, tant avec modération qu’avec savoir-vivre (le nôtre), c’est-à-dire en digestif, feu de cheminée ou pas…