Brigitte Dussert : quels sont les millésimes à boire actuellement dans les vignobles de Bordeaux ?
Patrick Dussert-Gerber : j’adore les vins du bordelais, c’est certainement la raison pour laquelle je suis si déçu quand je débouche désormais des bouteilles qui feraient honte à ceux qui m’ont appris le vin : Émile Peynaud ou Jacques de Loustaunau de Guilhem, grandissimes œnologues. Et puis, je n’oublie pas les vraies figures bordelaises qui manquent tant à la région…
Globalement, les meilleurs à boire actuellement : 2011, 2007, 2006, 2004, 2002 et 2001. Ceux qu’il faut attendre : 2010, 2009, 2008, 2005. Les ambigûs, pour lesquels il s’agit vraiment de frapper à la bonne porte : 2013 et 2012. Le plus décevant : 2003.
Si l’on entre dans le détail, il y a bien sûr une différence entre les vins de la rive droite (ceux du Libournais) et ceux de la rive gauche (Médoc et Graves). On retrouve des “paires” de millésimes où la qualité est inversée : le 2005 est bien meilleur que le 2006 à Saint-Emilion et c’est le 2006 qui prime en Médoc. Il y en a d’autres.
– Dans le Médoc, misez sur les 2012, 2011, 2010, 2009, 2007, 2006, 2004 et 2002 (supérieur au 2003), voire 2001, très classiques, et faites-vous toujours plaisir avec les 1999, 1996 ou 1990. La priorité, c’est de laisser s’exprimer son terroir, en respectant la vigne, en limitant les rendements, en pratiquant la lutte raisonnée, en laissant faire la nature… Il y a une dizaine d’années, le travail des vignes avait été délaissé dans certains crus, au profit de la vinification et d’expériences à outrance. Si les techniques modernes sont souvent remarquables, les propriétaires traditionnels continuent de faire ce qu’ils savent faire, en se servant des progrès mais sans masquer leur typicité. De Pauillac à Saint-Estèphe, de Moulis à Margaux, à Listrac comme à Saint-Julien, en Haut-Médoc et en Médoc, les coups de cœur sont nombreux. En parallèle, les prix très exagérés de certains vins renommés sont difficilement cautionnables, surtout pour les 2013, 2012, 2007 et 2005.
– Pomerol. Structure, charme, intensité, distinction, les plus grands vins de Pomerol sont particulièrement sensibles et marqués par leurs sols, très diversifiés. Ici, nul besoin de s’escrimer à vouloir abuser de la barrique neuve ou d’une surconcentration pour faire un grand vin, c’est le terroir qui prime, et signe la distinction. Les 2011, 2010, 2009, 2007, 2006, 2004, 2003 et 2002 sont très savoureux (le 2002, peut-être même supérieur), le 2001 remarquable, plus fin, le 2000 parvient à maturité. Plus anciens, les grands font la différence, comme le 1995, voire le 1990.
– À Saint-Émilion, le 2011 est très classique et charmeur, comme le 2007. Beaux millésimes 2010 et 2009, le 2008 un ton en-dessous, 2006, 2004 et 2001, éclipsés à tort par le 2005 ou le 2003. Quelques crus ont remarquablement réussi le 2003, d’autres beaucoup moins, notamment ceux qui sont trop “confiturés”. Débouchez les millésimes 2007 à 1990 en ce moment, et notamment le grandissime 1995. Certaines bouteilles de 1994 et 1993, notamment, sont surprenantes d’évolution.
Un certain nombre de crus pratiquent des prix qui ne sont pas justifiés. Certains se flattant ici d’élever des cuvées très “spéciales”, il faut plus que jamais tirer un coup de chapeau aux propriétaires de talent qui élèvent les véritables grands vins de Saint-Émilion, satellites compris, du plus grand des grands crus au plus modeste rapport qualité-prix.
Brigitte Dussert : vous habitez dans le vignoble des Graves, que vous connaissez comme votre poche…
Patrick Dussert-Gerber : depuis 35 ans, j’ai suivi, en effet, les achats, les extensions, les frimes, les camions déversant des galets, admiré, cotoyé et sympathisé avec des “figures” exceptionnelles : Patrick Ricard à Chevalier, dont Olivier Bernard a suivi les traces avec talent, Jean Sanders à Haut-Bailly (on avait le même club d’aviation, à La Réole), la famille Marly (anciennement Malartic-Lagravière), Gérard Gribelin (Fieuzal, parti se faire plaisir au Maroc), François Lévêque (Chantegrive), Jean-Bernard Delmas (Haut-Brion, son fils, Jean-Philippe, ayant repris sa suite à Haut-Brion)…, constaté avec rage -ou ironie- des plantations de vignes dans des territoires sans intérêt, où le maïs pousserait aussi bien (je connais, il en pousse, chez moi).
Du plus grand vin au plus abordable, on savoure donc, du nord au sud de cette entité des Graves, une variété importante de styles de vins. Mes dégustations en Pessac-Léognan comme en Graves, des millésimes 2112 à 2001, confirment mon Classement, les valeurs sûres, où le talent des hommes s’associe à la race du terroir. Gare à certains prix néanmoins, et à une concentration outrancière chez certains, au détriment de la typicité, notamment dans le millésime 2005, pour les rouges, où l’on peut tomber sur une véritable “confiture” au détriment de l’élégance. Les blancs 2011, 2010, 2009, 2008, 2006, 2005, 2004, 2001, 2000, 1998 ou 1997 sont excellents. Des crus réellement exceptionnels, issus des territoires de Pessac, Martillac, Léognan, mais aussi ceux de Podensac, Portets ou Saint-Morillon, certains d’entre eux, dans les appellations Pessac-Léognan comme dans celle des Graves, bénéficiant d’un remarquable rapport qualité-prix-plaisir. C’est le berceau des beaux vins blancs de la région bordelaise, aux côtés de rouges puissants et typés, si l’on frappe à la bonne porte.
Brigitte Dussert : et les appellations des Côtes ou Bordeaux Supérieur, pour lesquels vous avez tenu à créer des Classements, pour récompenser les efforts des hommes ?
Patrick Dussert-Gerber : dans ces appellations de Côtes, on peut acheter les millésimes 2012 à 2000, avec l’opportunité des excellents 2006 et 2004, même s’il y a de tout, de grands vins racés et d’autres cuvées issues de vinifications trop sophistiquées, peu propices à mettre un véritable terroir en avant. Les meilleurs vins se trouvent à Bourg et à Blaye, et les rares valeurs sûres des Premières Côtes sont incontournables. Castillon fait souvent des vins plus “modernes”.
Ce qui réunit ces appellations, c’est le manque de visibilité, le manque d’entrain, de communication, etc.
En Bordeaux Supérieur, les dégustations des millésimes 2012 à 2000 confirment le plaisir que procurent aujourd’hui ces vins, même si, comme ailleurs, la différence des terroirs et l’élevage sont toujours prépondérants. Attention également aux cuvées trop boisées ou trop concentrées (et bien trop chères), qui n’ont aucun intérêt. Les meilleurs tiennent la distance avec des millésimes 2005, 2003, ou 2000, excellents actuellement.
Brigitte Dussert : et Sauternes, votre pêché mignon ?
Patrick Dussert-Gerber : j’avoue un faible, en effet, pour les vins liquoreux. Mais je me fais autant plaisir, sans jamais les comparer, avec un Bonnezeaux, un Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles ou un Vin de Paille.
À Sauternes, il y a des styles de vins qui me séduisent plus que d’autres. Je privilégie la finesse au côté sirupeux, préfère la fraîcheur à la liqueur. Ici, le millésime 2007 est formidable, dans la lignée du 2001. Plusieurs millésimes, en dehors du 2002 (où le plaisir est bien rare), comme les 1999 ou 1998 sont de toute beauté. Les 2006, 2005 et 2003 sont réussis, les 2005 et 2003 certainement moins typés, et le 2004 particulièrement savoureux et classique. Les plus grandes bouteilles à leur apogée sont aujourd’hui celles des millésimes 1996, 1995 ou 1989, où l’on atteint le grand art. L’équilibre géologique et climatique de la région en fait un milieu naturel idéal pour cette fascinante biologie qu’est le Botrytis Cinerea, ce minuscule champignon qui a le pouvoir d’augmenter la teneur en sucre des raisins, aidé par les brumes matinales des automnes qui précèdent un soleil chaud à midi, favorisant sa prolifération. Nous allons également nous faire plaisir avec le 2011, bien plus qu’avez les 2012, voire 2010, assez délicats. Quant au 2013, les très rares vins savoureux vont se compter sur les doigts, même si ceux qui les ont réussis offriront des vins exceptionnels…