Passé ma journée à papoter au téléphone avec quelques amis du vin, dont Aimé Guibert. Je l’ai rencontré il y a plus de 25 ans quand il créait Daumas-Gassac avec une « pointure » comme Emile Peynaud (qui m’a appris ce qu’il fallait m’apprendre), qui renverrait aujourd’hui à un jardin d’enfants les pseudo œnologues actuels et médiatiques qui se prennent pour des stars. Avec Aimé, depuis le début, j’ai trouvé formidable cette aventure, ce besoin d’être « hors-normes », cette foi en soi et en son terroir. Cela m’a plu, instantanément. Jamais décu (son Daumas-Gassac 82 est une œuvre d’art), ce qui est encore plus rare.
Je lui dis, qu’en-dehors de son Daumas, il y a ce Guilhem qui est une vraie réussite (quelque 2 millions de bouteilles, chapeau !), un vin de soif, de plaisir, « comme autrefois », que je débouche dans mon refuge d’Ibiza (j’y pars quelque temps prochainement pour écrire mon premier roman, signé chez Albin Michel). Ibiza me rappelle l’Algérie, ses vieilles femmes vêtues de noir, ces églises et fincas blanches, cette nonchalance de la vie qui est rassérénante, ce calme dans les criques en bateau loin du cosmopolite.
Bref, avec Aimé, comme lors de mes autres dialogues de ce jour, on parlait nostalgie bordelaise. Que reste-t-il des vrais seigneurs de Bordeaux ? Une poignée ? Bien sûr, il y a mon ami Jean-François Moueix (Petrus…), qui cultive la discrétion comme la fidélité, son frère, Christian (Magdelaine…), la classe naturelle d’Antony Barton (Léoville du même nom) et puis Jean-Michel Cazes à Lynch-Bages. Ceux-là, je les connais depuis 1/4 de siècle (ça nous rajeunit pas, c’est vrai) mais cela vaut quand même le coup de fêter une telle fidélité. Les grands noms du négoce des chartrons (Cruse, Cordier) ou d’ailleurs (Coste) n’ont pas été remplacés…
Que nous les ayons apprécié (je l’ai apprécie -et ai apprécié, pour ma part) ou pas, Michel Delon (Las Cases), Jean-Eugène Borie (Ducru), Pierre Tari (ancien Giscours, aujourd’hui à Bandol), le formidable Jean-Louis Charmolüe (ancien Montrose, aujourd’hui Romanin en Provence), l’enthousiaste Denise Gasqueton à Calon-Ségur, Henri Martin (ancien Gloria), Jean-François Janoueix, les Forner (ancien Camensac), le dénommé « baron rouge » des Ligneris (Soutard), Antoine Moueix (ancien Fonplégade), Jean-Paul Valette (ancien Pavie), Lucien Lurton, Duboscq (Haut-Marbuzet), Mme Gratiot (ancien Larcis-Ducasse), Pagès (Fourcas), Bruno Prats (Cos d’Estournel)… pour eux, le vin n’est (ou n’était) pas que de l’argent ou de la frime, ils l’aiment, ils l’aimaient, et c’est bien suffisant.
Ne nous méprenons pas : il y a de grandes figures incontournables à laquelle mon amitié s’associe à l’estime : Olivier Bernard (Chevalier), Jean-François Mau, bien sûr, Pascal Delbeck (Belair), le comte de Vaucelles (Filhot) ou la comtesse de Bournazel (Malle), quelques-uns des enfants Lurton (Henri ou Denis), Philippe Castéja (Borie-Manoux), les Gromand (Lamarque), Peyronie (Fonbadet), François-Xavier Borie (Grand-Puy-Lacoste), Catherine Blasco (Hanteillan), Odette Barreau (Certan de May), Jean-Claude Berrouet (on s’en doute), John Kolasa (Canon et Rauzan-Segla), Jean-Claude Zuger (ancien Marquis d’Alesme), la famille Quié (Rauzan-Gassies), les Jabiol (Cadet-Piola), Antony Perrin (Carbonnieux), Françoise Lévêque (Chantegrive), Jean-Philippe Delmas (Haut-Brion), Bruno Sainson (Laroque), Jean-Luc Marchive (Fieuzal), la famille Bonnie (Malartic-Lagravière), les Cathiard (Smith)… et quelques autres que les fidèles du Guide ou de Millésimes sauront retrouver, du plus grand au plus modeste.
Je reste à Bordeaux mais je pense aussi à ceux avec qui j’ai partagé des moments intenses comme Gabriel Tortochot, à l’envoûtant Jean Laplanche (ancien Pommard et l’un des plus séduisants psychiatres) ou Robert Drouhin (Bourgogne), Michel Redde (Pouilly-Fumé, son fils Thierry est dans la lignée, ce qui n’est pas si courant), De Calonne (ancien Ruinart), Philippe Court (Taittinger), la séduisante Béatrice Cointreau (Gosset), le talentueux Jean-Claude Rouzaud (qui vient de passer le flambeau à son fils chez Roederer), et tant d’autres, disparus ou à la retraite. Toujours en place, eux, et (très) actifs, les Lamarche, d’Angerville, Vincent (Fuissé), Jean de Surel (Rebourseau), Gérard Tremblay et Michel Laroche (une réussite formidable) à Chablis, Dubœuf, Trapet, Thiénot (et une bonne trentaine de vrais champenois qui méritent le respect comme les familles Ellner, Peters, De Sousa, Gonet, Geoffroy, Lhopital, Chiquet, Busin, Delaunois, Lombard, Gobillard, Drappier), au moment où un bon nombre de marques n’appartiennent plus à la famille depuis longtemps ou ne sont plus qu’un nom sur une étiquette…
Il y a encore Bronzo (Bastide Blanche), Bunan, Biancone (Rasque) ou Mme Ferrari (Malherbe) en Provence, Natter, Mellot (Alphonse) ou Pascal Gitton à Sancerre, Abeille (Montredon) ou Quiot (Vieux-Lazaret) à Châteauneuf, les Couly, Marionnet, et bien sûr l’incontournable Patrice Monmousseau (Bouvet) dans la Loire… La plupart d’ailleurs ont su passer leur passion à leurs enfants, ceci expliquant cela. Eux sont aussi des seigneurs, imposent le respect et provoquent des complicités où l’esprit a la meilleur place. Du grand art car le vin, c’est aussi du plaisir, et, sans ami ni passion, il n’y en a pas.