Le (vrai) goût du vin

Pour moi, le vin n’a jamais été une boisson. Si l’on a soif, il y a l’eau. Le vin, c’est bien un art à part entière. Nul ne peut apprécier un Picasso ou un Van Gogh, le jazz ou l’opéra, une sculpture, une culture différente de la sienne sans un minimum de connaissance. On ne peut aimer les uns et les autres que si l’on comprend le pourquoi des choses et la passion humaine. Et bien, pour le vin, c’est pareil : il faut expliquer pourquoi un Chinon ne ressemble pas à un Gigondas, expliquer le terroir, le cépage, l’alliance de l’un et de l’autre, il faut expliquer encore que le Cabernet franc est différent du Grenache, et conseiller, c’est fondamental, l’accord des vins et des mets, selon les habitudes régionales, les gens, l’humeur… Ce qui compte, c’est l’originalité.

En dégustation, un consommateur doit pouvoir reconnaître un Saint-Émilion, un Châteauneuf-du-Pape de par cette diversité des cépages si bien adaptés aux différents terroirs français. La force du vin, c’est d’être un produit vivant et convivial. C’est donc un art de vivre, celui d’aimer la force de la nature, de rêver en lisant quelques vers de poésie, de partager un nectar, en sachant que la qualité passe par la diversité, que l’extase est la même avec un très grand cru ou un vin modeste, puisque seuls comptent le plaisir de l’instant et celui du goût et du partage. Ce goût du vin, c’est avant tout culturel, c’est une question de mémoire collective avec une histoire, une tradition, ce que ne pourra jamais offrir un vin “fabriqué”, français ou étranger.

Aller sur le terrain, partout

Ma sévérité pour sélectionner des crus se passe sur le terrain. Ma force, c’est ma passion. Je suis autant à l’aise av,ec un grand “seigneur” médocain qu’avec un viticulteur alsacien qui apporte son vin à la coopérative. Je prends autant de plaisir en débouchant un Cahors qu’un Premier Grand Cru Classé de Saint-Émilion, je partage autant d’affinités avec un vigneron du Beaujolais qu’avec une grande “figure” champenoise. Il y a des vins et des vignerons formidables dans tous les coins de France, et il y a les autres, un point c’est tout. Pour moi, en effet, le choix est vite fait.

Je revendique à la fois la subjectivité (qui n’en a pas ?) et l’objectivité (qui peut l’être totalement ?). C’est l’essence même de la nature humaine. On ne voit pas souvent non plus de “dégustateurs” au fin fond de la vallée du Rhône, de la Loire ou de l’Alsace, de la Provence ou de la Bourgogne, un bon nombre se précipitant par contre lors des dégustations de “grands vins”. À croire que, pour eux, les 99 % du vignoble restant n’ont aucun intérêt. Ce n’est pas notre manière d’agir, nous, nous y allons, par respect, pour l’information, pour la curiosité, pour soutenir, pour écouter. Il suffit de questionner les vignerons pour en avoir la preuve. On me voit sur le terrain, et pas seulement dans les grands crus. Qui d’autre va saluer sur place chaque année, un vigneron au fin fond du Béarn ou de Visan ? Qui d’autre se passionne autant pour un Chinon que pour un grand Pomerol, pour un “simple” Bordeaux Supérieur comme pour l’un des plus beaux Meursault ?

J’ai la chance d’apprécier sincèrement chaque style de vin, du plus simple au plus grand, sans faire de parallèle ni de comparaison. Je ne suis pas blasé. Pas mon genre de perdre le temps d’un déjeuner avec un propriétaire orgueilleux, mais je suis prêt à m’enthousiasmer pour un vigneron qui a la foi, pour soutenir un autre qui en a besoin, pour prendre le temps de rencontrer ceux qui m’inspirent ou pour “boire un canon” en toute convivialité.

À mes débuts, Émile Peynaud, avec lequel j’ai appris pas mal de choses essentielles, avait écrit un formidable livre justement intitulé le Goût du Vin. C’est avec de tels écrits, comme cet autre extraordinaire Histoire de la Vigne et du Vin en France, de Roger Dion, que l’on comprend pourquoi le vin est l’emblème d’une civilisation, celui d’un raffinement et d’une intelligence, celui d’une osmose entre la nature et l’homme. Le vin, c’est une culture, et donc un véritable patrimoine qui vaut la peine d’être défendu. Il faut soutenir le travail des vignerons qui vont dans le même sens, qui partagent cette même éthique, à savoir le respect de la nature, du terroir, de l’homme, et le plaisir du vin. Ils font un vin à leur image et doivent ensuite faire passer leur message auprès des consommateurs en leur démontrant pourquoi leur propre vin est différent de celui du voisin, pourquoi le vin sent la framboise, la griotte, comment s’exprime un terroir de marnes kimmeridgienne à Chablis, de silex dans la Loire, de molasses calcaires ailleurs, de “crasse de fer” dans le Libournais…

Un vin, un vrai

Ce qui différencie un vrai vin (le prix n’entre pas en compte alors) d’un simple produit aseptisé, rouge ou blanc, c’est donc ce qu’il nous apporte : le plaisir. Et l’on ne se fait pas plaisir quand on débouche certains vins “modernes” ou à la mode. L’abus de la barrique neuve en est un exemple type. Rares sont les vrais grands vins qui dépassent 50 à 70 % de barriques neuves, et, eux, ont un terroir qui permet de sortir des vins qui “tiennent” autant de pourcentage de fûts neufs. Il est aisé de comprendre qu’un élevage à 100 % en barriques neuves ne peut que produire des vins trop boisés, imbuvables, certains à la limite de l’écœurement à cause, en plus, d’une concentration à outrance. Quel intérêt de boire un vin de Bordeaux qui aurait le même goût qu’un vin du Languedoc, de Chine ou d’Australie. Le vin, ce n’est pas cela, ce n’est pas un jus de bois mais un jus de raisin. Il faut qu’il garde son fruit et de la finesse. Quand on a la chance de pouvoir sortir de son sol un Sancerre “minéral”, un Châteauneuf-du-Pape épicé, un Pomerol qui sent la truffe, un Chambertin marqué par la griotte, un Sauternes issu du Botrytis, un Champagne où la craie apporte cette élégance… on n’a pas besoin de tricher. On a besoin ensuite de le faire savoir, d’expliquer pourquoi tel terroir donne à son raisin, puis au vin, ce goût de poivre ou de cannelle, tel autre celui du chèvrefeuille ou du cassis.

Le vin, c’est comme la vie : un peu de poésie, l’empreinte d’une origine, quelques notes de souvenirs, un zeste de sensualité, de la mesure et du respect. Il faut aussi être sensible à tous les vins, aller sur place, dans toute la France, et ne pas se contenter de dégustations mondaines, qui masquent la réalité du terrain.

Millesimes