Ce qu’il faut savoir sur nos vins

Brigitte Dussert : Faisons un tour d’horizon de la situation des vignobles français. Comment se fait-il que l’on parle relativement peu de l’Alsace ?

Patrick Dussert-Gerber : Peut-être à cause d’un snobisme idiot. C’est regrettable car, si c’est une région qui avait peu de réputation il y a une trentaine d’années, les efforts qualitatifs ont été conséquents et l’on y trouve maintenant des vins remarquables. La force des vignerons alsaciens est d’avoir su créer une gamme très diversifiée et très typée. Du vin le plus sec (attention néanmoins à ne pas trop assouplir les vins, au détriment de l’acidité) aux Sélections de Grains Nobles qui sont devenues les références de grands vins liquoreux et damnent le pion à certains autres grands vins et notamment ceux du bordelais. On peut tirer un coup de chapeau aux Alsaciens qui ont un savoir-faire indéniable et sont des commerçants avec une mentalité dynamique qui restent en contact avec le consommateur.

Brigitte Dussert : Le Beaujolais est un vin souvent décrié, et l’on ne parle souvent que du Beaujolais Nouveau ?

Patrick Dussert-Gerber : Franchement, le Beaujolais Primeur est toujours un vin que je bois avec plaisir chaque année, et c’est une performance de faire autant de bouteilles à une qualité très appréciable et d’en faire parler autant. Le Primeur est un vin de soif, d’amitié, de convivialité, et le monde entier en demande. À côté, il y a des crus remarquables : Juliénas, Moulin à Vent, Chénas… ce sont des vins très typés, on ne confond pas un Brouilly avec un Fleurie ou un Saint-Amour, cela prouve que les terroirs ont une grande importance ici contrairement à ce que peuvent dire les détracteurs de la région. Les vignerons sont également très chaleureux et font tout simplement ce qu’il faut faire, un vin à leur image.

Brigitte Dussert : On parle d’une crise à Bordeaux ?

Patrick Dussert-Gerber : Il n’y a pas de crise profonde pour les vignerons qui produisent leurs vins correctement et le vendent directement, et ceci dans toute les appellations. Si l’on fait un grand Margaux ou un Pauillac racé à 25 ou 30 euros, il les vaut bien. Idem pour une gamme plus abordable, en Graves, dans les Côtes ou en Bordeaux Supérieur, où les progrès sont exceptionnels.

En fait, iI existe deux “crises” actuellement, très différentes, voire opposées, dans beaucoup de vignobles : celle, désastreuse pour ceux qui la subissent, qui touchent les viticulteurs, la plupart étant dépendants aux prix trop bas du tonneau, qui ont du mal à se faire rémunérer correctement. Les causes sont complexes (un certain négoce peu solidaire parfois, une politique de plantation trop importante, des barrières étatiques…). Ils méritent d’être soutenus, et l’on fera ce que nous pouvons pour les aider. C’est une crise sociale.

L’autre crise concerne un bon nombre de vins, à Bordeaux, notamment : trop chers ou trop sensibles à la mode (“vins de garage”), trop endormis sur leurs lauriers, qui n’ont pas pris au sérieux le besoin de communiquer, trop imbus peut-être d’eux-mêmes, alors que le respect des consommateurs (proposer un vrai rapport qualité-prix cohérent) est impératif. Les acheteurs se sont sentis lésés, et cela va permettre peut-être d’assainir le marché. On parle beaucoup trop d’argent, de prix, de bonnes notes glanées chez un “gourou” quelconque, et c’est ce que le consommateur retient, alors que, bien sûr, ceci ne concerne qu’une petite minorité. C’est une crise de confiance.

On revient à la case départ : la typicité, la qualité, des prix sages, un dynamisme commercial de chaque instant, la promotion de sa production, la vente directe aux consommateurs, les références (Guides, médailles)… sont les clés du succès. Il y a des vins exceptionnels à Bordeaux, qui sont chers et qui valent leur prix. Il y en a d’autres qui ne le valent pas, voilà tout. Et, il y a les 95% des vignerons qui pâtissent des derniers cités.

Je persiste à dire que Bordeaux doit avoir confiance dans ses vins, ne pas croire qu’il faut produire un vin qui ressemble à un vin australien, qui va plaire aux chinois, ne pas se laisser influencer par des “gourous”… on ne peut pas faire un vin global, un vin mondial, on risque de faire un vin dépersonnalisé. Il faut qu’un Pomerol sorte de la “crasse de fer”, que le Pauillac ne se confonde pas avec un Pessac-Léognan. Les producteurs qui font des vins typés à des prix relativement sages ne sont pas en crise. On ne peut pas durer dans le monde du vin si l’on ne veut que faire du business. N’importe quel vigneron digne de ce nom, de toute la France, comme un autre artisan ou un artiste, vous le dira : même si l’on doit en vivre, et donc le vendre le mieux possible, on ne peint pas un tableau pour plaire, on n’écrit pas un grand roman ou on ne compose pas une œuvre musicale uniquement pour vendre, mais parce que l’on est inspiré et que l’on a des convictions. Sinon, on n’est qu’un marchand. Le vin, celui que nous défendons, ce n’est pas un produit blanc, rouge ou rosé, c’est bien plus que cela.

Millesimes

Brigitte Dussert : Cette crise de confiance ne se retrouve pas en Bourgogne ?

Patrick Dussert-Gerber : Non, car les Bourguignons ont fait beaucoup d’efforts promotionnels et qualitatifs en revendiquant une typicité. Lorsqu’un consommateur cherche un Pommard par exemple, il trouve (avec notre aide, car il s’agit de frapper à la bonne porte) un vin qui n’est pas surboisé, qui a de la finesse, du fruit. Les Bourguignons sont des commerçants qui sont très liés à leur clientèle, ouvrent leur porte, ne sont pas décalés par rapport au marché. Ils vendent des vins dans des gammes de prix appréciables, ils les vendent bien, et c’est tant mieux.

Brigitte Dussert : En Champagne, on assiste à un fort développement, à quoi est-ce dû ?

Patrick Dussert-Gerber : Dans le temps, il n’y avait que les grandes marques. Aujourd’hui, beaucoup de vignerons vendent en direct des cuvées remarquables, de la plus fine à la plus vineuse, à des prix très abordables, de 15 à 20 euros. C’est l’une des rares régions viticoles qui ne subit aucune crise, cela prouve que les consommateurs sont satisfaits lorsqu’ils ouvrent une bouteille de Champagne. Il y aussi une grande cohésion et une grande solidarité entre les grands seigneurs de la Champagne et les petits vignerons et chacun se respecte, c’est certainement également l’une des clés pour appréhender la région, même, si, on s’en doute, les exceptions confirment la règle.

Brigitte Dussert : On parle peu des vins de Loire, pourquoi ?

Patrick Dussert-Gerber : Il y a peut-être la facilité d’être près de la capitale, et il est vrai que ce sont des vins méconnus et que les consommateurs des autres régions ne pensent pas à les déguster. Il me semble que si un vigneron de Touraine ou de Sancerre va faire goûter son vin à un provençal ou à un bordelais, il devrait séduire aisément une autre clientèle, car ces vins-là, en rouge comme en blanc, sont très plaisants, très fruités, agréables dans leur jeunesse, avec, pour certains (Chinon, Saumur-Champigny…) un beau potentiel de garde, des vins typés : on ne confond pas un Bourgueil et un Sancerre rouge. La force du Val de Loire : des prix très sages et une spécificité exacerbée, et quelques très grands vins (Pouilly-Fumé, Coteaux-du-Layon, Vouvray…).

Brigitte Dussert : En Vallée du Rhône, il existe également une grande disparité de notoriété, qu’en est-il vraiment ?

Patrick Dussert-Gerber : À l’étranger, on parle toujours des Côte Rôtie, Hermitage ou Châteauneuf-du-Pape. Il y a des bouteilles incontestables dans ces appellations, que l’on peut classer dans la plus haute catégorie qualitative. Mais il y a également Gigondas et des appellations Villages comme à Rasteau, à Visan… qui élèvent des vins remarquables et très accessibles, à partir de 7 euros, agrémentée souvent de très belles présentations.

Brigitte Dussert : Le Sud Ouest est une grande région avec beaucoup de diversité, existe-t-il une cohésion ?

Patrick Dussert-Gerber : C’est une région que j’affectionne beaucoup, il me semble que les terroirs sont particulièrement propices aux différents cépages Malbec, Petit Manseng, Tannat, Mauzac… on ne cherche pas à faire des vins à la mode. On apprécie toujours autant les Cahors ou les Madiran traditionnels par exemple, les vins ont un peu évolués, sont moins durs et c’est normal. À mon sens, ce sont des vignobles qui n’ont rien à craindre d’une concurrence internationale parce qu’ils ont une typicité propre et le consommateur apprécie ces vins à des prix très raisonnables.

Brigitte Dussert : Le Languedoc n’a-t-il pas misé sur un phénomène de renouveau et de mode ?

Patrick Dussert-Gerber : Le Languedoc n’est pas l’Eldorado, les territoires sont cernés, les appellations ont fait des efforts, mais les meilleurs terroirs sont occupés. Il manque bien sûr une identité. Certains ont fait des micro-cuvées ou des vins “modernes”. Pourtant, j’apprécie particulièrement (et défends) les vignerons qui élèvent ces vins rouges épicés et charnus (Corbières, Minervois…). Là aussi, il faut mettre en avant la spécificité des sols et les cépages locaux.

Brigitte Dussert : Y-a-t-il eu des changements en Provence ?

Patrick Dussert-Gerber : D’un point de vue climatique, la Provence est comparable au Languedoc, ces deux vignobles ont la chance d’avoir des conditions idéales pour le mûrissement de raisins sains. En-dehors de Bandol, qui a toujours eu une très bonne image, la région a connu une crise de confiance des consommateurs qui associaient le tourisme à des petits vins à déguster sur la plage, notamment les rosés. Il s’agit de savoir frapper à la bonne porte, là comme ailleurs. Pour notre part, nous soutenons depuis bien longtemps de grands vins en Provence, en rouge, en rosé comme en blanc, que ce soit dans les Côtes de Provence, à Bandol ou dans les Coteaux d’Aix… Ceux-là (est-ce un hasard ?) sont liés à des terroirs qui laissent s’exprimer au mieux les cépages traditionnels de la région (Mourvèdre, Grenache, Cinsault, Rolle, Ugni blanc…).

Brigitte Dussert : Vous n’aimez pas noter les vins…

Patrick Dussert-Gerber : Même si c’est le tout-venant, je me suis toujours refusé à “noter” un vin. C’est pour moi une négation de ce “Sang de la Terre et du Ciel” que de le ramener à l’affubler d’une note comme on le ferait pour une dégustation de petits pois. C’est oublier la main de l’homme et la dimension humaine et subjective du vin. Faire cela, c’est comme si on notait un acteur de cinéma ou des peintres contemporains de 1 à 20. Mon respect pour le travail des vignerons ne m’incite pas à agir ainsi. Pour avoir du succès, pour durer, en édition comme en vins, l’image ne suffit pas, il faut du concret, du contenu. Le contenu, c’est par exemple, les Classements. Leur but n’est pas de “comparer” tel ou tel cru, mais plutôt de symboliser des “coups de cœur”. Aucun Classement n’est à comparer avec un autre, et il ne doit pas avoir de rapprochement entre une région ou une autre (voir les régions concernées).

On l’a compris, le prix n’est pas un facteur de qualité, c’est la typicité qui prime. On peut élever un vin formidable à un prix modeste et on peut tout aussi bien expliquer des prix qui semblent exorbitants si le vin le mérite. On peut aussi faire un vin “sans âme ni vertu”, sans intérêt, à 5 ou à 100 euros. Il faut aussi, et nous le faisons, être sensible à tous les vins, aller sur place, dans toute la France, rencontrer, goûter, découvrir, parler, et ne pas se contenter de dégustations mondaines, qui masquent la réalité du terrain. En 26 ans, j’ai eu droit à tout : à la morgue de certains, à la frime de nouveaux venus, aux leçons de morale comme aux jalousies. Mais, je n’ai pas dévié d’un pouce, et respecté cette ligne de conduite qui m’attire vers ceux, les amateurs comme les vignerons, qui sont humbles face à la force de la Nature.