* Un vrai vin ne connaît pas la crise

Pour Patrick Dussert-Gerber, depuis 30 ans, la typicité d’un vin, ce n’est rien d’autre que l’association d’un sol, d’un micro-climat, d’une plante et d’un homme. Sa nature le poussant à soutenir les hommes et les femmes qui partagent les mêmes valeurs, il est, aujourd’hui comme hier, passionné par ce “Sang de la Terre et du Ciel”, cette entité à part entière qui associe l’inné et l’acquit, le talent et la passion, l’homme et la science, le matériel et l’irrationnel, le plaisir et la mesure (si l’on a soif, on boit autre chose)… s’attachant à respecter à la fois une culture et une éthique. Il ne s’agit donc pas seulement de faire du bon vin, ce que tout le monde peut faire, mais surtout d’élever de vrais vins racés, reconnaissables entre mille, qui sentent ce “fumé” bourguignon, déploient ce “velours” libournais, cette “chair” en Médoc ou à Châteauneuf, cette “minéralité” à Pouilly ou à Meursault, cette fraîcheur en Champagne comme dans nos grands liquoreux. Ces vins-là, “chouchoutés” par des vignerons avec lesquels on aime partager un moment de plaisir, dans une gamme de prix unique au monde, sont de vraies valeurs sûres, certains crus l’étant déjà il y a bien longtemps, en 1980…

Brigitte Dussert : Trente ans, c’est un record pour Millésimes et le Guide des Vins, si on repense à vos débuts ?

Patrick Dussert-Gerber : Millésimes fête ses trente ans, c’est donc une satisfaction personnelle.

J’ai connu “les débuts du vin”. Bien peu de vignerons vendaient leur vin en bouteilles, il n’y avait pas de salon, de guide des vins (le mien a été le premier, en 1980), il existait des livres sur le vin mais pas avec un reporter qui partait sur le terrain, et pratiquement pas de presse spécialisée du vin (il n’en reste pas beaucoup plus aujourd’hui).

On a donc été novateur, depuis le début, en montrant les hommes et les femmes qui produisaient le vin, en publiant beaucoup de portraits, en multipliant les interviews, car le consommateur a besoin de mettre un visage sur un nom, de personnaliser une étiquette, une marque, un cru. On ne peut expliquer un vin qu’en comprenant celui qui le fait. C’est très important.

Derrière une étiquette, il y a un viticulteur (ou une viticultrice) et c’est fondamental de ne pas les dissocier.

Je sais tout-de-suite, lors de mes déplacements à travers tous les vignobles (et je passe l’année à faire cela) si un propriétaire est réellement passionné par son vin, ou non. Cela se “sent”. On n’a pas besoin de me vanter la qualité de ses cuves ou la beauté de sa plaquette de présentation.

C’est la raison pour laquelle l’accueil à la propriété est fondamental et que les salons des vins fonctionnent bien, on peut acheter mais surtout, rencontrer celui qui l’a élevé. Nous l’avions déjà parfaitement assimilé quand nous avions lancé nos Boutiques de l’Amour du Vin, dès 1986, où les dégustations étaient au centre de nos actions. Depuis, les grandes surfaces ont suivi, les cavistes également…

Aujourd’hui, c’est la même chose, il faut être précurseur. La presse “papier” de luxe reste encore une valeur sûre, sauf la presse d’information pure et simple qui ne pourra concurrencer l’interactivité du Net. Peu de personnes estiment la force d’Internet comme elle devrait l’être. C’est la plus grande révolution de communication que l’on n’ait jamais connue, ni envisagée. Demain, on sera bien loin de se contenter d’une simple adresse mail et d’un petit site de présentation. On le sait, et on a prévu.



ChateauOnline

B.D. : Qu’avez-vous remarqué dans l’évolution de la profession ?

P.D.-G. : Il y a trente ans, nous étions encore dans le domaine de l’agriculture proprement dite, maintenant la profession a évolué, s’est intellectualisée. Un propriétaire ne doit plus savoir uniquement conduire ses vinifications correctement, il doit aussi vendre son vin à l’étranger, parler anglais, faire des relations publiques, sa gestion, suivre les lois qui évoluent… Le métier du vin est devenu très valorisant, c’est d’ailleurs pourquoi les jeunes rejoignent les propriétés de leurs parents ou que beaucoup de gens extérieurs ont acheté des vignobles, hormis l’attrait des exonérations sur la fortune. Cela prouve bien que le monde du vin attire, qu’il est mythique, toujours irremplaçable et, depuis trente ans que j’y évolue, il me passionne toujours autant. C’est beau, d’être un paysan.

Il ne faut pas avoir la mémoire courte pour autant, et oublier ce que nous avons fait : en 1980, à part moi, qui se souciait du producteur des Côtes de Bourg ou de celui de Rasteau ?

Qui passait des notes de frais à son éditeur pour ses déplacements au fin fond de l’Alsace ou de la Provence ?

Qui prenait le risque de soutenir un vigneron du Languedoc comme Aimé Guibert ou de défendre “bec et ongles” les “petits” producteurs champenois ou bordelais ?

Qui osait dire qu’un simple Cru Bourgeois médocain pouvait être nettement meilleur qu’un “Grand Cru Classé” de l’obsolète hiérarchie de 1855 ?

À l’inverse, qui a soutenu plus que jamais tel ou tel Grand Cru réputé Bordelais comme il le méritait, à une époque où la mode risquait de l’entraîner vers une course à la barrique ?

Je l’ai fait, écrit, démontré. Ensuite, c’était la porte ouverte pour être copié : à la place de mes Classements, qui avaient le mérite d’être les premiers, il fallait bien trouver autre chose sous peine de passer pour des “pillards” : alors, certains ont donné des “notes”, des 90 sur 100, des 13 sur 20, etc… C’était parti.

B.D. : Qu’avez-vous remarqué dans l’évolution des vins de France et du monde ?

P.D.-G. : C’est la même. Au travers de nos réalisations, j’ai donc suivi, en parallèle, l’évolution du vin dans notre pays, puis dans le monde.

Il ne me semble pas utile de revenir sur l’évolution qualitative de nos vins. Elle est évidente, nécessaire et primordiale. Tous les progrès, de la vigne au chai, ont permis de maîtriser de mieux en mieux les aléas de chaque millésime. Là encore, le savoir-faire français est unique, tant il est diversifié.

Quel autre pays peut-il se targuer de maîtriser, de savoir aussi bien suivre la maturité du Cabernet franc, à Bordeaux ou dans la Loire, que celle du Grenache dans le Rhône, du Sémillon à Sauternes, du Merlot à Pomerol, ou du Pinot meunier champenois ?

Soyons donc sérieux : les meilleurs vins typés de nos régions proviennent toujours des mêmes terroirs, les territoires ne sont pas extensibles, et rares sont les “nouveaux” vignobles qui peuvent lutter.

On a des vignerons dont les ancêtres faisaient du vin il y a plus de 500 ans ! On a des hommes et des femmes qui parviennent -malgré les modes et les appels des billets de banque- à rester au plus haut niveau depuis des décennies, bien avant que l’on imagine même de pouvoir planter des vignes en Australie ou en Californie, bien avant que l’on nous chante les louanges des vignobles de Nouvelle-Zélande, d’Argentine ou de Roumanie.

On peut retenir trois points, fondamentaux :

1/. L’explosion de l’offre a suivi celle de la demande de diversité de la part des consommateurs. Nous sommes passés de quelques dizaines de marques et châteaux à plusieurs milliers, dans toute les régions, et tout spécialement en Champagne. Chacun a relevé le challenge “d’exister”, de signer son propre vin, ne se contentant plus d’être la “vache à lait” du négoce ou des coopératives. Cela a produit une augmentation considérable des références, apportant aux consommateurs un choix exceptionnel.

Toutes proportions gardées, c’est le même que nous avons avec la multiplicité des chaines de télévision ou des téléphones portables. Plus on a le choix, plus on devient connaisseur, plus on est “pointu”. Un bon nombre de négociants bordelais, bourguignons, champenois… ne s’en sont pas remis.

2/. Les producteurs de notre pays sont, bien plus aujourd’hui qu’hier, les références mondiales. Au piquet tous les charlatans qui nous prédisaient que plus personne ne boirait nos vins, que nous allions disparaître sous les vannes des cubitainers australiens ou argentins, etc, etc. N’en déplaise aux pessimistes de base, la France et ses vignerons sont les fers de lance de toute la viticulture mondiale. C’était vrai il y a trois siècles et c’est toujours vrai.

Vous voulez créer un vignoble au fin fond de l’Australie, qu’allez-vous planter ? Du Sangociese italien, de l’Azal portugais, du Graciano espagnol ? Eh bien non : comme par hasard, vous choisirez du Cabernet-Sauvignon bordelais ou du Chardonnay bourguignon ! C’est dire la force de nos vins, notre notoriété, notre “leadership”.

Les Australiens ou d’autres auraient dû planter des cépages qui correspondaient à leurs sols, et ne pas “piquer” les nôtres.

On a planté du Cabernet-Sauvignon ou du Pinot noir “standards” en Californie ou en Nouvelle-Zélande, prétextant qu’à Bordeaux ou en Bourgogne cela faisait de grands vins. Ce n’est pas si facile.

Il en est donc de même pour certaines appellations en France où l’on a mis de la vigne à la place du maïs, par exemple…

On fait la même chose en Languedoc ou dans d’autres régions de vins de pays, au détriment de cépages locaux beaucoup plus adaptés aux terres et à la climatologie.

3/. On ne peut plus se moquer des consommateurs. On l’a suffisamment fait en lui vantant le bien-fondé de “maquiller” des vins, de les surconcentrer, de leur vendre à des prix inadmissibles des bouteilles dont le contenu s’étiole en cinq ans…

Quelques Bordelais ont leur part de responsabilité : trop d’attaches avec des “critiques” étrangers, trop d’esbroufe auprès de “journaleux” tout contents de voir la fille du proprio ou se pamant devant un dossier de presse dythirambique, trop de volonté de “gagner toujours plus”, trop de “loups dans la bergerie” (on voit ce que Vinexpo est devenu).

C’est donc une véritable scission qui s’est effectuée entre les propriétaires traditionnels, passionnés du vin (ceux que l’on met en avant dans Millésimes) et ceux qui n’y voient qu’un produit commercial.

J’apprécie la qualité du vin, du plus modeste au plus cher, celui à 5 € tout comme celui à 150 €. Je m’attache surtout à ceux qui cherchent à laisser s’exprimer leur terroir. Un Pouilly-Fumé ne ressemble pas à un Pessac-Léognan même si il y a du Sauvignon dans les deux, cela n’a rien à voir. Le jour où, dans une dégustation “à l’aveugle”, on ne saura plus les différencier, on aura perdu.

La mondialisation du vin a fait du tort, apportant une tendance à une aseptisation. Sans terroir, sans homme, le vin n’a aucun intérêt, il n’a pas d’âme.”

B.D. : Nos vignobles ont-ils tous évolué de la même façon ?

P. D.-G. : Bien sûr que non. Tout dépend de la personnalité des hommes et des femmes du vin.

Je pense à l’Alsace, à la Loire ou à la Bourgogne, où les viticulteurs ont plus une mentalité, au sens noble, de “paysans” très attachés à leur terre. Il ont tous été très forts, gardant la mainmise sur leur vignoble, le protégeant des “envahisseurs” ou de fantaisies œnologiques. Ce n’est pas si facile de maintenir une identité familiale, de rester “au top” comme le font certains propriétaires bordelais auxquels je suis fidèle.

La Champagne est en train de vivre la même aventure, avec une démarche “terroir” particulièrement intelligente, à laquelle je souscris totalement.

À partir du moment où il y a une histoire générationnelle, d’hommes, de traditions… on comprend pourquoi ces vignerons ne se laissent pas influencer facilement par des modes ou des donneurs de leçons, et ils ont bien raison !

Grâce à eux, lorsqu’on ouvre un Gewurztraminer Vendange Tardive, un Saint-Estèphe ou un Vosne-Romanée, on entre dans une typicité hors pair, une précision de territoire incroyable, où l’on ne fait pas le même vin à quelques mètres…

Si on goûte un vin de cépage (Chardonnay ou autre) planté dans une terre à maïs, cela n’a rien à voir. Faute de terroir, on va créer des arômes par des chauffes en barriques, des enzymes, des levures de synthèse… J’assimile ces vins à des sodas, rien de plus.

La fierté de son terroir, c’est donc très important. Je respecte profondément ce sentiment. Quand je vois un propriétaire qui tient tendrement dans sa main les galets roulés de Châteauneuf-du-Pape ou un copain de Chablis accroupi au pied de ses vignes me montrant le sol kimméridgien, je sais que l’on est dans la vérité.

C’est quand même différent du propriétaire qui pose devant ses nouveaux bureaux construits par un architecte renommé ou qui montre sa fille en robe du soir dans son chai en marbre !!!

Je ne pense pas que l’on puisse communiquer sur le vin comme pour un sac de luxe. Le vin, c’est un monde qui demande de la sensibilité, une éthique et une morale.




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